Au cœur de l'affaire sur le meurtre de Jamal Khashoggi, le prince héritier s'affiche à Riyad avec le fils du journaliste décédé et prend des selfies.

L'image, poignante, a fait le tour du monde. Au cœur du palais royal Al Yamamah de Riyad, Mohammed Ben Salmane (MBS), le prince héritier tout-puissant d'Arabie saoudite, apparaît crispé, tendant la main à un jeune homme qui le fusille du regard. Cette scène, filmée mardi après-midi par un caméraman officiel, ne doit rien au hasard. Le visiteur du jour n'est autre que Salah Khashoggi, fils du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, dont la mort le 2 octobre dernier dans le consulat saoudien d'Istanbul a ému le monde entier, et considérablement écorné l'image de « réfomateur » du prince héritier d'Arabie saoudite, plus connu sous l'acronyme MBS.
Salah et son oncle, Sahel Khashoggi, ont été reçus au palais par le roi Salmane et son fils, qui leur ont présenté leurs condoléances, selon l'agence de presse officielle SPA. Trois semaines après le décès du journaliste saoudien, cette mise en scène savamment orchestrée par le palais royal ne manque pas de sel. En effet, plusieurs membres de la garde rapprochée du prince héritier, dont Maher Abdulaziz Mutreb, présenté comme le chef du commando saoudien, sont suspectés d'avoir perpétré le « meurtre » de Jamal Khashoggi. D'après le quotidien pro gouvernemental turc YeniSafak , l'homme aurait été directement en contact avec le bureau du prince héritier.

« Cette photo me donne envie de crier et de vomir », a réagi sur Twitter la militante saoudienne Manal al-Sharif. « Ils ont amené Salah, le fils de Jamal Khashoggi, qui est interdit de quitter le pays, à la Cour royale pour qu'il accepte des condoléances. » Manal al-Sharif a dû s'exiler en Australie en 2011 après avoir été arrêtée en 2011 pour avoir conduit. Sept ans plus tard, en juin 2018, le prince héritier a finalement décidé d'octroyer ce droit aux Saoudiennes.
« L'affaire MBS »
Dans l'œil du cyclone depuis le déclenchement de l'« affaire Khashoggi », devenue par extension l'« affaire MBS », le prince tout-puissant d'Arabie s'était fait relativement discret depuis une interview accordée le 3 octobre dernier à l'agence de presse Bloomberg, dans laquelle il affirmait que Jamal Khashoggi avait bel et bien quitté le consulat d'Arabie saoudite. Avant d'être démenti le 20 octobre par un communiqué du procureur général Saoud al-Mojeb, première source officielle saoudienne à admettre la « mort » de Jamal Khashoggi, après une « rixe » qui a mal tourné au consulat d'Istanbul.
Depuis, de nombreuses rumeurs couraient sur l'impétueux prince d'Arabie. Certains le disaient terré dans son palais à Riyad, tandis que d'autres affirmaient qu'il s'était réfugié sur son luxueux yacht, au large de Jeddah, sur la mer Rouge. Jusqu'à la dernière minute, sa présence n'était pas confirmée mardi à l'ouverture du forum international sur l'investissement de Riyad, un événement qui avait contribué l'année dernière à vendre son image de « modéré » aux yeux du monde entier, auquel il faut ajouter les millions de dollars qu'il a dépensés dans les plus grandes agences de communication occidentales. Or, cette image a été durement écornée par la mort du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, qui critiquait dans les colonnes du Washington Postl'autoritarisme dont Mohammed Ben Salmane faisait preuve dans son pays. Soucieux de ne pas apparaître à ses côtés à Riyad alors que l'affaire Khashoggi bat toujours son plein, une quarantaine de dirigeants et de PDG du monde entier ont dès lors annulé leur participation à l'événement.
Sourires et selfies
Pourtant, c'est tout sourire que Mohammed Ben Salmane est apparu mardi au forum, organisé dans l'enceinte du Ritz Carlton de Riyad, là même où il avait embastillé il y a deux ans des dizaines de princes et hommes d'affaires saoudiens pour « corruption ». Présent une quinzaine de minutes au premier rang, aux côtés du roi Abdallah II de Jordanie, MBS s'est ensuite livré au jeu des selfies avec des participants ravis, selon des images diffusées par le compte Twitter du ministère saoudien des Affaires étrangères. D'après la presse saoudienne, le prince héritier devrait également participer ce mercredi à l'un des panels du forum.
S'ils renvoient l'image d'un prince impassible face aux lourdes accusations dont il fait l'objet, les sourires esquissés par l'homme fort de Riyad ne trompent personne. À en croire des indiscrétions du Figaro, MBS aurait été « choqué » et serait même devenu « furieux » à cause du coup de téléphone de son ami Jared Kushner, gendre et homme de confiance du président Donald Trump pour le Moyen-Orient, l'invitant le 10 octobre dernier à la « transparence » sur l'affaire Kashoggi devant « le monde (qui) regarde ». À en croire le quotidien français, MBS ne comprendrait pas « tout ce bruit » autour de lui. D'autant que son père, le roi Salmane, l'a récemment conforté en le nommant à la tête d'une commision de restructuration des services de renseignements saoudiens après la mort de Jamal Khashoggi.
Sanctions américaines
Or, son nom est désormais sur toutes les lèvres, y compris de l'autre côté de l'Atlantique, où plusieurs sénateurs américains influents l'accusent ouvertement d'avoir commandité « l'assassinat » et appellent à des sanctions contre l'allié historique des États-Unis. Pour l'heure, Donald Trump temporise face au Congrès et défend Mohammed Ben Salmane bec et ongles. Mardi soir, le président américain a indiqué lors d'une réunion avec des chefs militaires avoir échangé la veille avec le jeune prince de 33 ans. « Il a fermement dit qu'il n'avait rien à voir avec cela, c'était à un niveau inférieur », a souligné le pensionnaire de la Maison-Blanche, non sans dénoncer « un fiasco total ».
Toutefois, face au scandale, le soutien indéfectible de Washington vis-à-vis de son allié inconditionnel commence à se fissurer. Mardi, le département d'État américain a annoncé une première mesure de rétorsion contre Riyad, en annulant les visas de 21 citoyens saoudiens liés à l'affaire. « Ces sanctions ne seront pas le dernier mot des États-Unis sur ce dossier », a averti le chef de la diplomatie américaine Mike Pompeo. Et à Riyad, les langues commencent à se délier. À l'ouverture du forum international sur l'investissement de Riyad, le ministre saoudien de l'Énergie Khaled al-Faleh a admis que le royaume al-Saoud traversait une « crise ». « Ce sont des jours difficiles », a-t-il concédé devant les participants.
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